Dans l’industrie, l’intelligence ne doit pas être centralisée, elle doit être là où les décisions se prennent : au plus près des équipements, des opérateurs, des événements. C’est tout l’enjeu de l’IA embarquée, qui s’impose progressivement comme une réponse pragmatique à des problématiques industrielles très concrètes : sécurité des opérateurs, contrôle qualité, fiabilité des processus, automatisation sans latence, estime Jordan Lecat, expert Industrie 4.0 et Fabrication Intelligente au sein de l’ESN (entreprise de services du numérique) Nagarro. Mais pour qu’elle délivre toute sa valeur, encore faut-il respecter les réalités du terrain. « Chez Nagarro, nous observons une constante : l’IA embarquée fonctionne là où elle est alignée avec la logique de production. Elle ne cherche pas à remplacer une supervision centrale, mais à délivrer un traitement intelligent local, au plus près de l’action », souligne-t-il. En témoigne ce cas récent, où Nagarro a déployé un dispositif intelligent de gestion de la coactivité homme-robot dans une cellule de production automatisée. Dans cet environnement confiné et à forte densité de travail, des robots collaboratifs partagent l’espace avec les opérateurs humains ; le moindre défaut de synchronisation peut générer un incident grave. Jusqu’ici, la surveillance reposait sur des procédures manuelles.
Une détection ultra-fine
L’objectif du projet était donc de rendre cette surveillance proactive, autonome et en temps réel. Nagarro a intégré à la cellule des caméras intelligentes dotées de modèles d’IA embarquée de vision, capables de remplir quatre fonctions critiques : détecter la présence humaine dans les zones actives du robot, vérifier automatiquement le port des équipements de protection individuelle (EPI), avec une détection ultra-fine capable par exemple de différencier un casque mal positionné d’un casque absent, compter le nombre de personnes présentes en simultané dans la cellule, et arrêter instantanément le robot en cas de comportement non conforme.
Le traitement est entièrement local, effectué directement sur la caméra (Edge AI), sans recours au cloud. Un choix imposé par des contraintes cumulées : impératif d’une latence inférieure à 200 ms pour garantir l’arrêt du robot avant tout mouvement dangereux, politique IT/OT stricte interdisant la transmission de vidéos hors du réseau interne, et conditions physiques contraignantes (poussière, chaleur, vibrations, éclairage variable et reflets métalliques). L’impact a été immédiat et bénéfique à plusieurs niveaux. Réduction de 100% des incidents depuis la mise en service. Adoption rapide par les opérateurs, qui ont perçu le système non pas comme une contrainte, mais comme un appui visible et rassurant à leur sécurité. Et retour sur investissement réalisé en moins d’un an, grâce à la réduction des arrêts inopinés, la baisse des non-conformités lors des audits sécurité, et l’optimisation des cycles de production.
Cependant, si les bénéfices sont réels, ils ne doivent pas occulter certaines limites techniques et organisationnelles propres à l’IA embarquée. Ce type d’IA excelle dans des tâches locales, à faible latence, comme le contrôle qualité visuel ou la maintenance prédictive sur des signaux simples (vibrations, température, bruit). Mais elle se révèle moins adaptée aux usages nécessitant une vision globale et à long terme : analyse de tendances, prévisions multi-sites, ou encore corrélation de données issues de multiples lignes de production.
Intégrer intelligemment l’IA à l’environnement industriel
Dans tous les cas, l’IA ne vaut que si elle est intégrée intelligemment à l’environnement industriel et qu’elle répond à un besoin métier précis. Et cette intégration repose sur trois fondamentaux.
D’abord, le bon dimensionnement technique. Trop de projets échouent parce que la passerelle choisie est sous-dimensionnée face au flux de données à traiter. Une IA embarquée efficace commence par une architecture solide : horodatage précis, structuration et nettoyage rigoureux des données, prétraitement local. Cela vaut aussi pour les capteurs, qui doivent délivrer une information exploitable (bruit, vibration, pression, température, humidité…) sans surcharger le système.
Ensuite, la collaboration avec les opérationnels. L’IA industrielle n’est pas un outil distant, elle impacte directement les équipes sur le terrain. Sans leur implication dès la phase de conception – dans la sélection des cas d’usage, la validation des modèles, le retour d’expérience – l’adoption sera compromise. L’IA perçue comme un outil “imaginé par la direction” sera voué à l’échec.
Importance de l’interopérabilité
Un autre enjeu majeur souvent sous-estimé est celui de l’interopérabilité. L’IA embarquée ne peut pas rester un îlot technologique isolé. Pour créer de la valeur à l’échelle industrielle, elle doit dialoguer avec les autres briques du système d’information (MES, Scada, ERP), s’appuyer sur des protocoles standardisés et s’intégrer dans un paysage informatique souvent hétérogène. Sans cette interconnexion, les données produites localement ne peuvent alimenter la boucle d’amélioration continue ni être exploitées dans une logique de pilotage global.
Enfin, la gouvernance des modèles. Une IA embarquée n’est pas figée. Elle doit évoluer, être réentraînée, adaptée. Trop d’initiatives s’arrêtent après la phase de preuve de concept parce que le modèle ne vit pas. Il faut penser, dès le départ, à un cycle de vie du modèle embarqué, avec des indicateurs de performance, des mises à jour sécurisées et une intégration fluide avec les autres briques du système d’information.
L’IA embarquée dans l’industrie est donc bien plus qu’une tendance : c’est un outil de fiabilisation opérationnelle, un levier de productivité, de sécurité et d’agilité. À condition qu’elle soit pensée non comme une technologie, mais comme une brique métier, au service d’un objectif clair, avec des conditions d’exécution maîtrisées. C’est à ce prix qu’elle crée de la valeur, conclut Jordan Lecat.

















